La Belle Époque oubliée
patrick-E Commentaires 1 commentaire
Charles tourne la clé dans la serrure. Il entre.
Il y a soixante-dix ans que la porte de ce bel appartement Parisien n’a pas été ouverte. En 1940 sa jeune propriétaire l’a quitté pour s’installer, plus en sécurité, en zone libre, en Ardèche. Elle n’est jamais revenue durant toutes ces années. Le notaire de Privas, responsable de la succession a téléphoné à son ami Charles, commissaire-priseur à Paris, il y a une semaine:
-Charles, je vais t’envoyer un mandat pour faire l’état des lieux d’un appartement qui a une histoire inouïe. Il est inhabité depuis sept décennies sans jamais avoir été visité durant ces années. La propriétaire est décédée et je m’occupe de la succession. Je te transmets le dossier par courrier électronique.
Depuis cet appel Charles a étudié en détail les documents. Cette histoire extraordinaire le passionne et nourrit ses rêves.
La porte grince sur ses gonds. En cette journée estivale l’appartement est lumineux, les volets sont restés ouverts. Tout est intouché, muséifié, figé. Les rideaux bleus aux nuances passées, un coin de tapisserie jauni et décollé, des tapis poussiéreux recouvrant les parquets superbes. Dans un angle, une petite peluche représentant Mickey mouse. Le commissaire-priseur sourit en se disant que dans les années 40 les produits dérivés étaient déjà là…Il se dirige vers une chambre, une coiffeuse dans un coin de la pièce avec des flacons raffinés en verre ou peut-être en cristal. Des produits de beauté recouverts d’une belle couche de poussière uniforme. Charles est troublé. Il revient à son travail. Il prend des photos, note les objets. Parmi les nombreuses oeuvres d’art, un tableau de grand format attire son attention. Il apprendra plus tard qu’il s’agit d’une oeuvre du peintre Boldini représentant Marthe, la grand-mère de la propriétaire défunte. Une femme superbe, peinte par l’artiste grandeur nature, une courtisane remarquable de la fin du 19ème siècle, elle fut, entre autres, la maîtresse de Georges Clémenceau. Le notaire lui avait expliqué qu’elle était la première propriétaire de l’appartement qu’elle avait ensuite légué à sa petite-fille.
Submergé d’émotions, il ressent la présence de ces deux femmes, imagine leurs vies. La décision de la petite-fille, à vingt et un ans, de quitter précipitamment Paris et cette belle demeure bourgeoise. Continuer sa vie dans le Sud sans jamais revenir. Voulait-elle oublier cette période troublée de la guerre tout en gardant un lien avec son ancienne vie et certainement sa grand-mère? Le notaire Ardéchois dit qu’elle ne parlait jamais de cet appartement. Il l’a aidée à en assurer la gestion sans poser de questions. Charles essaie de se recentrer sur son travail. Il a visité toutes les pièces et répertorié l’essentiel des meubles et objets. Beaucoup d’objets d‘art, la grand-mère était une femme de goût. Au final sa petite-fille n’a habité ici qu’un an. Il est assis dans un fauteuil du salon, le regard perdu dans les plafonds à caissons remarquablement conservés à imaginer la vie dans ces lieux. Cette fin du 19ème siècle, Marthe en était l’image parfaite, femme cultivée, moderne, évidemment scandaleuse. Après le « Tigre » Clémenceau elle séduisit Paul Deschanel, Gaston Doumergue, ainsi que le fondateur des magasins « La Samaritaine » . Charles se dit que la « Belle Epoque » avait décidément plus d’allure que nos contemporaines virées Présidentielles nocturnes en scooter. Pour l’instant il est quasiment prostré, depuis l’instant ou il a poussé la porte, il se sent touché par la magie du lieu. Les images se bousculent dans sa tête. Il n’arrive pas à quitter l’appartement. Rentrer dans le quatre pièces familial sans âme des années quatre-vingt-dix du quinzième arrondissement lui semble maintenant insupportable. Surtout tellement vide de sens. Il sent qu’il a vécu un moment exceptionnel. Il veut tout savoir sur ces femmes. Et surtout il refuse que cette demeure soit gâchée, abîmée. Il se sent le devoir de la protéger.
Le lendemain, après une longue discussion familiale, le commissaire-priseur fit une proposition d’achat de cet appartement. Le notaire l’informa que le seul héritier était un épicier Ardéchois qui assurait les livraison à domicile de la petite-fille. L’homme, devenu au fil des ans l’ami et le confident de la propriétaire décédée accepta immédiatement l’offre. Il fût ravi de l’assurance que lui donna Charles d’effectuer une rénovation respectueuse en mémoire de son amie, en ayant toujours à l’esprit l’histoire unique du lieu. Après soixante-dix ans de sommeil, cet appartement sera un témoin unique, vivant, et enfin habité, de la Belle Epoque.
One thought on “La Belle Époque oubliée”
J’aime bien cette histoire
La decouverte, et la magie du lieu.. Font que l’on a envie de connaître le secret dela petite fille.. Probablement un drame.. La vie de Marthe, cetainement tumultueuse.
A suivre.