La Tournée de trop

La Tournée de trop

-Luzmi…Luzmi? Où es-tu ? Jamais là quand il faut ! Je dois tout faire toute seule !

-Je suis là Lorie, que se passe-t-il ?

-Il se passe que j’entre en scène dans quinze minutes et tu ne m’as pas donné mon truc.

-Le tube est comme d’habitude dans ta boîte de maquillage.

-Ah ça suffit tes remarques Luzmi, je te demande juste de faire ton travail, ça n’est pas compliqué ! Je n’en peux plus, cette tournée m’a épuisée, c’est complet ?

-heu…non …, onze mille places vendues  mais tu sais bien que Boston est difficile, Lorie Marquez est un peu trop «  exotique  » pour eux.

-Arrête de dire n’importe quoi Luzmila, je n’ai pas fait une seule salle pleine pendant cette tournée, j’ai quarante-cinq ans. Le Madison Square Garden complet c’était il y a…quinze ans…alors arrête un peu tes stupidités. Je suis une vieille chanteuse de pop latino c’est tout.  

Avant de partir sur scène elle dit à sa secrétaire  :

-Luzmi, je ne resterai pas une nuit de plus ici, on rentre à Miami immédiatement après le concert, organise tout. Bouge-toi un peu que tout soit prêt ! et essaie d’être efficace pour une fois !

Luzmila a envie d’exploser, ou de l’exploser…elle ne sait plus. Luzmi fait ci, Luzmi fait ça. Dix ans que ça dure. Dix ans d’ordres, de récriminations, de vexations…  

Le concert se passe. Mécanique bien huilée, Lorie Marquez a débité ses chansons sans donner ce supplément d’âme qui aurait pourtant fait la différence. Sa tournée est enfin terminée. Elle ne sera pas saluée par la critique. Usée, has been, fatiguée…

Luzmila l’attend dans la limousine Lincoln noire.  

-Ils ont été horribles Luzmi, je déteste Boston, sa population de WASP prétentieux,  je n’aurais pas dû faire de date ici, j’avais prévenu mon agent, mais lui aussi n’en fait qu’à sa tête.

-C’est peut-être le moment d’envisager de changer de registre, lâcher la pop, trouver quelque chose de plus consensuel…

-Je rêve ! Tu te prends pour qui ? Occupe-toi de faire ton travail ça sera déjà pas mal.

En quelques minutes elles arrivent à Boston Logan airport, très facile d’accès, quasiment au centre de la ville. Les bagages ont étés livrés par l’hôtel et attendent au pied de l’avion loué au dernier moment.

-C’est quoi ça ? Tu te fous de moi ? Tu n’as pas été capable de trouver autre chose que ce truc pourri à hélice ? hurle Lorie.

– Soyez rassurée Madame Marquez, intervient le pilote, c’est un Pilatus, turbopropulseur très récent, fiable et rapide. Il nous emmènera à Miami en quatre heures. Installez-vous confortablement, je charge les bagages et nous décollerons. Nous serons à Miami à cinq heures du matin.

Luzmila a la nausée, elle ne réplique même pas, elle sait que pendant ces quatre heures de vol elle va devoir être confinée dans cette petite cabine à supporter son insupportable patronne. Elle veut que cela cesse. Elle va déjà lui donner une bonne dose de somnifère, elle ne contrôle jamais ce que lui donne Luzmila. Il y a des années qu’elle ingurgite des quantités hallucinantes de calmants, excitants, anxiolytiques, antidépresseurs agrémentés de quantité de drogues en fonction des modes et envies du moment…  

À quarante-cinq ans Lorie porte les stigmates de ces abus, son corps a vieilli, son visage est affaissé et fatigué. Luzmila a le même âge mais elle a gardé une belle allure. Elle sait s’habiller avec classe et capte les regards des hommes. Cela agace au plus haut point Lorie. Elles se connaissent depuis la high school et étaient les meilleures amies du monde, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle Lorie l’a choisie comme secrétaire particulière quand sa carrière a décollé. Au début, tout se passait bien, l’entente était parfaite, il y avait une vraie complicité. Les choses se sont dégradées petit à petit, le succès de la chanteuse est devenu difficile à gérer, ses caprices de star, ses abus d’alcool, de stupéfiants, les hommes défilaient et ne voyaient en Lorie Marquez que ce qu’elle représentait, jamais qui elle était vraiment. Maintenant Luzmila ne voit qu’une issue, c’est une évidence, elle veut que Lorie disparaisse de sa vie. Définitivement.

Assises face à face, la cabine n’est éclairée que par la lueur de la lune qui pénètre par les huit petits hublots. Lorie dort profondément, la fatigue du concert conjuguée au rohypnol et au whisky sec qu’elle a pris au décollage. Luzmila la regarde en souriant, sa libération est proche. Elle utilisera les vices de sa patronne pour l’éliminer.

Le soleil est levé sur Miami. Il fait déjà chaud. Elles sont arrivées dans la somptueuse villa de style Vénitien de Lorie.

-Va me faire couler un bain et donne-moi encore un truc pour dormir, ce voyage m’a tuée.

En attendant je vais faire quelques longueurs pour me dénouer le dos, ton avion était monstrueusement inconfortable !

Elle revient quelques minutes après, en maillot une pièce, lunettes Jackie Ohh sur le nez et le pas hésitant des lendemains d’abus. Comme un automate elle sort dans le parc, jette ses lunettes sur le transat et plonge directement dans sa piscine…vide.

Luzmila regarde la scène, hébétée. Le bruit mat du corps s’écrasant au fond du bassin en travaux et puis le silence. Pas un cri. Rien.

La secrétaire court vers la piscine, voit sa patronne, pantin désarticulé et totalement inerte. Les secours arrivent, réanimation, Lorie est sauvée. Elle vivra. Enfin, juste un peu. Tétraplégique, aphasique, ayant perdu toute capacité relationnelle sans espoir de guérison.

Luzmila avait envisagé pour Lorie une fin définitive plus douce. En fervente croyante elle prend cela comme un signe du Ciel et se satisfait de la situation.  

Lorie n’avait pas de famille proche. Il y a longtemps, elle avait signifié par écrit à son avocat qu’elle voulait que Luzmila gère la totalité de ses biens si elle en devenait incapable. Une sorte de testament.

Dont acte. Elle s’occupera de Lorie, qu’elle placera dans le meilleur centre. Elle gèrera la fortune conséquente de la star, la fera même fructifier. Luzmila est enfin libre, elle aime beaucoup la villa de Miami et son nouveau pool boy.

3 réflexions sur « La Tournée de trop »

  1. Cooki Patrick,
    Cette nouvelle est ma préférée! Elle m’a tenue en haleine tout du long et quelle chute!! Vraiment, tu as su ménager le suspens tout en attisant l’acrimonie du lecteur pour cette starlette bling bling! Bravo!!

  2. Bonjour Patrick !

    Encore un nouveau blog de l’ELS que je découvre et où je reviendrai ! Je ne suis pas sûre de reconnaître la consigne (peut-être celle de Boileau-Narcejac ?), en tout cas le récit est bien mené, avec des dialogues piquants et un personnage odieux à souhait. Moralité, toujours mettre un pied dans l’eau pour tester la température avant de sauter…

    Belle journée,
    Sabrina, ex ELS

    1. Merci Sabrina, c’est effectivement cette consigne;)
      Je prends beaucoup de plaisir à suivre cette formation. Tu es la bienvenue ici:)
      Bonne journée !

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