Les yeux au ciel
patrick-E Commentaires 0 Commentaire
C’était une journée étouffante, accablante, de ces journées qualifiées maintenant de caniculaires, quasiment tout le village était là. Quand quelqu’un meurt dans un petit village du Sud-Ouest toute la communauté est présente pour ses obsèques. Je suis là un peu par hasard. Je n’habite plus vraiment ici, mais c’est quand même chez moi, mes racines, et je viens passer quelques jours de vacances dans la maison familiale où j’ai grandi.
J’ai toujours aimé les églises, leur fraicheur, mais aussi leur odeur, ce mélange de vielles pierres humides et d’encens, leur décorum un peu tapageur qui devait, il y a quelques siècles, impressionner le bon peuple. Maintenant tout est trop souvent en décrépitude, bien que cet abandon parfois participe aussi au mystère de l’endroit. Nous entrons, les murs épais nous protègent de la chaleur et permettent à l’assemblée de respirer un peu, nous profitons de ce moment d’apaisement.
Yvette est morte. Certes elle avait plus de quatre vingts printemps. Yvette c’était notre plus proche voisine, une brave femme, elle m’a connu bébé, enfant, adolescent, a supporté mes idioties de jeune crétin en levant les yeux au ciel sans jamais me crier dessus. Justement le Ciel parlons-en. Notre curé de campagne, homme sympathique. Victime impuissante de la crise des vocations, ayant largement dépassé l’âge de la retraite. Débordé par le nombre toujours croissant de paroisses et de pêcheurs à prendre sous son aile, commence son discours. Transpirant, il se trompe de prénom, il demande au bon Dieu de rappeler auprès de lui Michèle, l’assemblée y prête à peine attention. Michèle ou Yvette, au final le résultat sera le même.
Pendant ce temps, elle est là, dans sa belle boîte en chêne vernis, trônant au milieu de l’église, sa famille, ses amis autour d’elle. Ce moment est étrange, cette communion de tristesse. Je ressens un malaise, le malaise que j’ai toujours ressenti lors des cérémonies d’enterrement. Le face à face avec la mort est là, je regarde les gens, j’aimerais savoir quelles sont leurs pensées à ce moment. Les visages sont fermés, les larmes coulent aussi.
Peut-être est-ce cela le deuil: une remise à plat brutale de nos vies, de nos certitudes, de nos prétentions. Savoir que nous aussi, bientôt, nous serons dans la belle boîte en chêne vernis et qu’autour de nous les gens méditeront sur la fragilité de leurs existences et la superficialité de leurs certitudes. Selon les spécialistes le deuil est une étape indispensable à la reconstruction d’un équilibre mental acceptable et cela passe par toute une série d’étapes codifiées et même numérotées. L’Homme a vraiment besoin de comprendre et d’être rassuré.
Tiens voici notre curé qui chante. J’ai peur que la justesse très approximative des notes ne participe pas vraiment à l’élévation de l’âme de Michèle, pardon mon père, d’Yvette. Ce cantique mal chanté a capella me ramène brutalement sur terre. Ité missa est. Nous allons accompagner notre amie, parente, voisine, à sa dernière demeure, en terre. Le soleil de 16 heures est brûlant, Monsieur le curé nous quitte. Il ne nous accompagne plus au cimetière depuis déjà bon nombre d’années, les instances cléricales optimisent les emplois du temps de leurs collaborateurs en bons DRH efficaces.
Nous sommes en cortège lent, silencieux vers le cimetière. Le glas sonne et la chaleur nous accable toujours. J’entends, de loin, les paroles aimables d’une villageoise investie chargée de terminer le travail liturgique du curé. Yvette est enterrée. Je ne veux pas être enterré. Déjà le mot est angoissant, et ensuite m’imaginer me décomposer dans cette boîte, soit-elle belle et en chêne vernis, ne me convient pas du tout. Je serai incinéré, ça sera parfait, c’est radical et sans retour ni possibilité d’exhumation. Les cendres seront jetées autour de la maison familiale, je participerai ainsi à le fertilisation de la pelouse. L’idée, comme dernière mission, de rendre l’herbe plus verte m’enchante.
La cérémonie est terminée. La chose a été correctement faite. Je sais que plus le temps va passer, plus je serai amené à vivre ces moments. Cela me perturbe de voir les vies qui nous entourent s’échapper. Nos êtres chers nous quittent, et c’est en fait là le noeud du problème on se sent égoïstement abandonné et totalement impuissant, la mort nous dépasse et nous attriste.
La chaleur est toujours là, mais en quittant le cimetière on se parle, on se souri, on s’embrasse en se disant qu’on se voit décidément pour de tristes occasions mais la vie reprend ses droits, la vie est plus forte que la mort, à condition de ne pas penser à la mort sinon on est foutu. Bien sûr nous parlons d’Yvette. Même sa famille semble soulagée que tout soit terminé. Une page de leur vie est tournée.
Il est de coutume, dans nos campagnes, après un enterrement, de se retrouver dans la salle communale pour un café et quelques gâteaux, aujourd’hui par chance il y a même des boissons fraiches. Les conversations deviennent plus légères, on parle du temps trop chaud, de la sécheresse et des récoltes à venir, et même un peu de politique. La mort s’éloigne, on parle de projets, d’avenir. On parle enfin de la vie.
Je croise le Maire de la commune.
-Tu sais qu’Yvette avait demandé à sa nièce Claire de reprendre sa maison? me dit-il.
-Ah non, pas du tout, mais c’est une sacrée bonne idée! répondis-je.
-Et oui, ses trois enfants vont animer ton voisinage! Claire a prévu des travaux et s’installera dès cet automne, avant la rentrée scolaire. La vie continue!
-Vous avez raison Monsieur le Maire, et c’est une excellente nouvelle que vous me donnez.
Sur le chemin du retour, l’esprit plus léger, ma veste sur l’épaule, je passe devant la maison encore vide d’Yvette, volets clos, les fleurs ont soif, l’herbe est couleur paille. Je me dis en souriant que bientôt, peut-être, ce sera moi qui lèverai les yeux au ciel devant les bêtises des enfants de la petite nièce. J’aime à croire que ce sera une bonne chose et un bel hommage à Yvette.