Quand le Jazz est là…
patrick-E Commentaires 1 commentaire
Nous sommes en plein été 1984, j’ai vingt ans. L’âge où on se pense immortel.
Il est onze heures, je rentre dans mon agence bancaire. Je viens déposer mon chèque de 4135 Francs mon premier salaire de stagiaire d’été. Fier, j’ai gagné ma vie, je vais partir en vacances, l’avenir est à moi.
Je vois deux employées aux caisses, un client devant chaque guichet. Devant moi, un monsieur en costume d’environ cinquante ans, l’air très sûr de lui, à coté une dame plus âgée, élégante, avec son petit caniche gris.
Dès que mon compte sera enfin ré-oxygéné, dans cinq minutes, je file au magasin de sport m’acheter cette paire d’americana*. J’en ai tellement envie.
Soudain les portes battent, je vois le visage de la caissière face à moi se décomposer. Je me retourne et je suis à deux mètres de trois individus cagoulés et armés. Début du cauchemar.
L’un des trois est une femme, elle hurle, le calme apaisant de l’agence est déchiré:
-Les mains sur la tête, couchez vous, à plat ventre, vite!
Puis s’adressant aux employées:
-Toutes les deux, ici, les mains sur la tête!
Sa voix est suraiguë, désagréable, elle agite son revolver. Tout le monde s’exécute.
En quelques secondes le cours de notre vie a changé, de plein de projets je passe à l’angoisse totale.
Je suis allongé à côté de la petite mamie, étonnamment son chien est calme, il a compris qu’aboyer n’était pas une option valable. Mamie semble sereine. Elle est comme moi, allongée la tête de côté et me sourit. Pour me rassurer probablement.
Je comprends que la femme hurlante a la charge de nous surveiller. Un autre semble être resté à la porte pour la bloquer, le troisième a escaladé le guichet et se retrouve avec les deux caissières terrorisées. Hormis les vociférations de la femme tout le monde est étrangement calme.
J’entends l’homme en costume pleurer, je réalise alors que s’il craque la situation doit être vraiment sérieuse. Je me concentre sur mamie, beaucoup plus paisible. Tout se bouscule dans ma tête. J’ai vu les armes, elles semblent réelles, les fusils à canons sciés des deux hommes et le pistolet automatique de la hurleuse. Je ne veux pas mourir mais je ne peux rien faire. Je ferme les yeux.
Combien de temps cela va-t-il durer? Forcément quelqu’un va donner l’alerte. Pourquoi je ne suis pas allé boire un café avec mon ami Richard que j’ai croisé en me dirigeant vers cette maudite banque. Mon esprit est troublé. Grande agitation derrière les guichets. Des bruits métalliques. Nous sommes otages depuis combien de temps? Trois ou quatre minutes, peut-être plus. Il paraît que dans ces situations extrêmes on repasse sa vie en accéléré dans sa tête, ça ne fonctionne pas chez moi, tout est simplement confus, peut-être mamie du fait de son âge a-t-elle plus de matière à passer en revue. Je souhaite pouvoir en parler avec elle très vite.
Un des deux hommes crie sur une employée
-Vite, accélère! Vite ou je m’énerve
-Il n’y a que ça ici, vous avez tout. dit-elle
-Et l’argent du festival, il est où? demande l’homme hors de lui
-Je ne sais pas, à l’agence principale de haute ville sûrement mais pas ici. Il n’y a rien d’autre.
Sa voix est secouée de sanglot.
-On se casse! crie l’homme.
Je ferme les yeux. Bruits de pas, de portes, et enfin le calme, c’est fini, on est vivant!
Probablement quelqu’un accède à l’alarme, la sonnerie marque la fin de ce chaos et peu importe qu’elle ait rompu le silence.
Nous sommes encore tous groggy. J’aide mamie à se relever, elle réajuste sa robe et son chignon avec un beau sourire, elle et son chien semblent avoir traversé cette épreuve avec une sérénité qui m’inspire un profond respect. Le monsieur en costume est assis sur un fauteuil et parle tout seul. Les deux employées se serrent dans les bras, encore en larme mais souriantes.
La police arrive rapidement. L’inspecteur nous demande de ne pas trop bouger afin que son équipe puisse récupérer des indices. Nous devrons tous nous rendre au commissariat pour témoigner.
Il nous dit
-Vous avez été parfaits, il ne fallait pas résister, ils cherchaient effectivement la recette des entrées du festival de Jazz d’hier soir.
Le monsieur en costume se lève et d’une voix tremblotante, en montrant son attaché case qu’il n’avait pas lâché nous déclare:
-Elle est là la recette d’hier soir, il y a plus de deux cent cinquante mille francs en petites coupures.
On se regarde tous, un peu hébétés par la nouvelle, notre mamie éclate d’un rire franc et clair et s’adresse au monsieur avec une voix parfaitement posée
-Et bien jeune homme, vous savez ce qu’il vous reste à faire? Nous inviter tous à déjeuner ce midi, c’est le moins que vous puissiez faire, car au final c’est à cause de cette mallette et de ce festival de Jazz que nous en sommes là.
L’homme balbutie quelques mots incompréhensibles.
Tout le monde éclate de rire. Les Hommes sont multiples et étonnants, Certains vont préférer voler leur prochain, d’autres sont capables d’une résilience communicative.
Une employée met l’attaché case en sécurité au coffre, mais pas avant que Lucien, le monsieur en costume, ne prélève une bonne liasse de billets. Elle prend également possession de mon chèque, enfin!
Un mot manuscrit est plaqué à la hâte sur la porte d’entrée de l’agence « Agence fermée exceptionnellement cet après-midi »
Nous voilà partis, tous les cinq, vers le meilleur restaurant de la ville pour fêter la vie! On peut difficilement trouver meilleure raison.
Le repas fut un enchantement, nous nous quittâmes amis. Nous nous sommes souvent revus, ensemble ou séparément, Lucien et mamie Germaine nous ont quittés, nos deux employées Anne et Sophie coulent des jours heureux à la retraite et pour ma part, je garderai de cette expérience hors norme des amitiés fortes et…ma paire d’americana* que je conserve toujours précieusement.
(*) americana : paire de basket mythique des années 80
One thought on “Quand le Jazz est là…”
Cooki Patrick,
Cette nouvelle m’a particulièrement émue tant dans son sujet que dans son expression. Pourquoi? Elle m’a rappelée une vieille histoire écrite dans le fameux cahier des pensées, où je relatais mes premiers sous gagnés en baby-sitting et « subtilisés » par le voyou de mon quartier. Le titre est savoureux et invite à la lecture.